Formation professionnelle dans la recherche et la pratique
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ÉVALUER LA PROFESSIONNALITÉ

Formation professionnelle: mieux évaluer c’est révolutionner la professionnalisation

Aujourd’hui plus que jamais, la formation est en voie de se repositionner : cours à distance, délocalisation du lieu de formation, apprentissage en autodidacte, etc. Les acteurs de l’évaluation font face à des transformations sociétales qui bouleversent la façon dont peut être reconnue la professionnalité. La qualité même d’être « professionnel-le » est redéfinie, notamment par la numérisation. Que veut-on réellement évaluer ? Qu’est-ce qui rend plus professionnel ? Le diplôme est-il encore nécessaire ? Sous la direction de Christophe Gremion et Cathal de Paor, un ouvrage récent publie plusieurs articles regroupés selon trois thématiques fondamentales en matière d’évaluation  : les moyens d’évaluation de la professionnalité, les processus de la professionnalisation, l’identification d’indicateurs de la professionnalisation.


Avec la digitalisation, les contraintes de l’évaluation deviennent intellectuellement plus lisibles.

La professionnalisation est un processus qui tire aux racines de la subjectivité. La professionnalité, quant à elle, est constituée d’un ensemble complexe de savoirs et de ressources visant à être à la hauteur des situations de la vie professionnelle (la fameuse didactique par situations qui fait la part belle aux compétences opérationnelles). Dans les recherches actuelles sur la formation professionnelle (francophone), la terminologie est peu considérée. Pourtant, la formation professionnelle a bien pour but de « former des professionnels », dont la professionnalité est alors attendue au tournant. L’ouvrage dont il est question, qui réunit les publications de deux colloques internationaux[1] avec de nombreuses références bibliographiques, offre une synthèse sur les nouvelles pratiques autour de l’évaluation : leurs origines, le contexte qui explique leur émergence, les questions éthiques qui y sont liées.

Des exigences d’évaluation nouvelles

Que veut-on réellement évaluer ? Qu’est-ce qui rend plus professionnel ? Ces questions traduisent les tensions toujours plus vives entre les dimensions principales de la transformation sociétale actuelle :

  • Celles de l’employabilité dans un contexte de concurrence et mondialisation où la valeur se fait surplus de compétitivité au service des organisations et institutions, par le fait de s’avérer à la hauteur de situations toujours changeantes et de répondre à la prescription par l’exécution du travail « bien fait » c’est-à-dire comme il faut, dans les règles de l’art.
  • Celles de l’émancipation des opérateurs où la valeur tend vers un surcroît d’efficacité dans son action productive et simultanément d’efficience – et d’accomplissement – dans la construction de soi où la découverte des manifestations situées de l’intelligence pratique autorise la préhension de savoirs constitués dans et sur l’exercice de sa profession.
  • Celles de la professionnalisation de la profession, où la valeur tient à un surplus de reconnaissance de traditions culturelles, d’expertises du métier et d’acquis sociaux propres à des collectifs toujours plus astreints à faire valoir leur expertise face aux non spécialistes.

Ces trois dimensions sont fortement intriquées et leur prise en compte par les acteurs de l’évaluation se traduit par des exigences en matière de professionnalisation de plus en plus nombreuses et détaillées. Avec la digitalisation, les contraintes de l’évaluation deviennent intellectuellement plus lisibles. Pourtant elles s’accompagnent souvent de charges émotionnelles et nerveuses parfois difficilement supportables (bien que stimulantes). Et si le contexte de la pandémie n’arrange rien, il tend à renforcer des conduites réactives qui traduisent toute l’ambivalence de prendre soin de son travail et simultanément de prendre soin de soi et des siens, tout particulièrement lorsqu’il est question d’évaluer la professionnalité :

  • Des chefs cuisiniers accomplis rendent leurs étoiles pour s’émanciper des pressions imposées par la critique gastronomique. S’ils ont su au préalable s’astreindre à de prodigieux efforts d’assiduité et de remise en question pour tirer parti des contraintes de l’évaluation, ils se vouent désormais à une professionnalisation où priment la satisfaction et les avis plus intimes de leur clientèle. Leur professionnalité n’en demeure-t-elle pas moins reconnue ?
  • Des apprentis adulés pour leur professionnalité et qui assument de lourdes responsabilités en entreprise (par exemple le maintien du réseau informatique, le débogage des programmes, etc.) échouent à leurs examens à l’école des métiers même qu’ils pratiquent avec un vif succès. Comment éviter d’avoir à remettre en cause la professionnalisation assurée par l’école ?
  • Des jeunes en décrochage scolaire et en rupture d’apprentissage qui refusent d’autant le moule de la professionnalisation que les réseaux sociaux multiplient les images fantasmatiques d’une présentation de soi en pleine réussite susceptible d’être adulée. Comment travailler sur les représentations pour soutenir les motivations ? Et comment moduler le stéréotype du développeur génial parti du garage de ses parents célébrer l’exotique d’une professionnalité auto promulguée sous d’autres latitudes ?

Le diplôme fait-il la professionnalité ?

Ce qui fait école aujourd’hui n’est plus le diplôme mais la capacité de s’en passer à la manière des Steve Jobs ou autres personnages mythiques que le monde académique récupère en nommant docteur honoris causa.

Si ces situations interpellent, c’est parce que ce qui fait école aujourd’hui n’est plus le diplôme mais la capacité de s’en passer à la manière des Steve Jobs ou autres personnages mythiques que le monde académique récupère en nommant docteur honoris causa. Cela dit, les élans favorables à la formation initiale ainsi que les représentations du sésame social de la formation continue sont persistantes. Le discours « Je suis pro, mon travail est efficace, d’ailleurs je me forme constamment », semble avoir encore de beaux jours de popularité devant lui. L’économie favorise la formation et promeut une évaluation lucide et réfléchie, à témoin ce slogan d’une affiche vue en gare pour promouvoir un institut de gestion : « Derrière chaque diplôme, il y a un cerveau ». Plus que jamais, la formation est en voie de se repositionner : cours à distance alternés avec moments en présentiel, délocalisation du lieu de formation, individualisation de l’évaluation quantitative grâce à l’informatique, etc. Les tensions et les ambivalences ne manquent pas dans les polarités qui fondent l’évaluation. Moralité : entre tentations d’une professionnalisation autonome vis-à-vis de l’évaluation et tentatives d’une professionnalité hors d’atteinte de son couperet, il est grand temps de redonner à l’acte d’évaluer son statut premier et (étymo)logique de rendre fort et valeureux.

Savoir y faire, maîtrise des gestes et travail en réseau

Mais comment fonder une valeur de professionnalisation sans asservir à des indicateurs de conformité ? C’est là qu’interviennent les propositions plus détaillées de chaque article présent dans le livre, qui offre un éventail de réflexions extrêmement riche. Réunis sous la direction de Christophe Gremion et Cathal de Paor, les articles sont regroupés selon trois thématiques fondamentales en matière d’évaluation : les moyens d’évaluation de la professionnalité, les processus de la professionnalisation, l’identification d’indicateurs de la professionnalisation. En voici quelques aperçus pertinents pour le domaine de la formation professionnelle.

À titre de moyens épistémiques de l’évaluation de la professionnalité, Adda Méharez Frey invoque la sagesse antique d’Aristote. Ici se joue l’importance de la conscience de son propre regard sur la professionnalité. Je retiens que l’évaluation peut être mise au service du savoir y faire, ce savoir agir où l’intelligence pratique, la ruse et l’ingéniosité s’avèrent prépondérantes (Dejours, 2016).

Sur le plan instrumental, Nicolas Fernandez et Nicolas Gulino offrent des exemples de méthodes pour faire émerger les savoirs d’expérience : approche par compétences, clinique de l’activité, vidéographie avec autoconfrontations simples et croisées. Les conclusions ont une portée universelle : l’activité, ce que l’on fait comme on le fait pour atteindre les objectifs fixés, s’avère première dans l’évaluation. Plus précisément, ce sont les savoirs d’expérience et leur compréhension qui donnent une véritable substance aux indicateurs.

Plus loin dans le livre, ce que nous amènent à considérer Pascalia Papadimitriou, Marc Blondeau, Agnès Deprit, Amandine Huet, Olivier Maes, Alexandra Paul et Catherine Van Nieuwenhoven, c’est que la compétence professionnelle implique de renoncer à la maîtrise de tous ses gestes. Il s’agit en somme d’envisager les aléas, les imprévus, et tout ce qui fait événement lors de l’accompagnement du développement professionnel.

Un autre élément favorable à l’inscription durable dans l’exercice de sa profession, c’est d’œuvrer à la compétence de travailler en équipe ou en réseau. Et si on sait que la capacité de collaborer entre collègues va de pair avec celle d’affronter plus efficacement les problèmes, on sait aussi que cela ne se réalise pas en claquant des doigts. Lorella Giannandrea, Patrizia Magnoler et Fabiola Scagnetti vont plus loin en investiguant les permissions à s’accorder et en décrivant toute la complexité des tenants et aboutissants entre acteurs, tâches et problématiques au sein d’une collégialité qui favorise l’appropriation du genre professionnel (Billett, 2016) tout en le renormalisant (Schwarz, 2016).

Cinq domaines de professionnalisation

Au terme d’une lecture approfondie de la littérature scientifique, Christophe Gremion, Veronika Bürgi, Roberto Christian Gatti et Véronique Leroy se vouent à articuler les compétences des métiers adressés à autrui aux valeurs de divers types de professionnalisation. En s’appuyant principalement sur les cinq domaines de professionnalisation proposés par Paseka et al. (2010) et leurs manifestations dans trois types de professionnalité, celle de la profession, celle de la formation, et celle prescrite par l’efficacité du travail bien fait. L’analyse offre une série d’indicateurs sous forme notamment de tableaux rendant leur utilisation possible dans le concret de l’exercice de sa propre action professionnelle autour de l’évaluation. Et cela en se reliant à des problématiques inhérentes aux cinq domaines de professionnalisation suivants : 1) les compétences de réflexion et de discours, 2) la conscience ou identité professionnelle, 3) la coopération et la collégialité, 4) les compétences d’adaptabilité à la singularité des situations, 5) le pouvoir de la maîtrise personnelle. Des tableaux fort utiles et bien décrits en termes de capacités à et qui seront appréciés des praticiens.

Que l’on soit astreint à optimiser le processus de professionnalisation-formation en tant que chercheur ou à faciliter le réajustement de la professionnalité des professionnels en tant qu’intervenant, il vaut la peine de se plonger dans cet ouvrage en concédant l’effort d’un parallèle entre les questions du livre et sa propre situation.

[1] Colloque de l’Association pour le Développement des Méthodologies d’Évaluation en Éducation en Europe (ADMEE Europe) en janvier 2020 à Casablanca (Maroc) et Colloque du Groupe pour l’Évaluation des Pratiques Professionnelles (gEvaPP) en février 2020 à Fribourg (Suisse).

Références bibliographiques

  • Dejours, Ch. (2016). Intelligence et sagesse pratique : deux dimensions méconnues du travail réel (1993). Dans: Situations du travail (173-193). PUF.
  • Evans, L. (2008). Professionnalism, professionnality and the development of education professionnals. British Journal of Educationnal Studies, 56(1), 20-38.
  • Filippi, G. (1997). Cours d’action. Dans M. de Montmollin (dir.) Vocabulaire de l’Ergonomie (111-116). Octares.
  • Jorro, A. (2006). L’éthos de l’évaluateur : entre imaginaires et postures. Dans G. Figari & L. Mottier-Lopez (eds) Recherche sur l’évaluation en éducation. 67-75. L’harmattan.
  • Klassen, R. M., Yerdelen, S. et Durksen, T. L. (2013). Measuring Teacher Engagement : Development of the Engaged Teachers Scale (ETS). Frontline Learning Research 1(2), 33-52.
  • Magnoler, P. (2012). Prospettive e dispositivi per la professionalizzazione degli insegnanti. Dans P. C. Rivoltella et P. G. Rossi (dir.), L’agire didattico. Manuale per l’insegnante (363 – 378). La Scuola.
  • Paseka, A., Schratz, M. et Schrittesser, I. (201). Professionstheoretische Grundlagen und thematische Annäherung. Dans M. Schratz, A. Paseka et I. Schritesser (dir.),  Pädagogische Professionalität: quer denken – undenken – neu denken: Impulse für next practice im Lehrerberuf (p. 8-45). Facultas Verlags- Buchhandels AG.
  • Perrenoud, Ph. (1993). Formation initiale des maîtres et professionnalisation du métier. Revue des sciences de l’éducation, 19(1), 58-76.
  • Schwarz, Y. (2016). Les ingrédients de la compétence : un exercice nécessaire pour une question insoluble. Dans R. Wittorski (dir.), La professionnalisation en formation : textes fondamentaux (167 – 202). Presses universitaires de Rouen et du Havre.
  • de Vecchi, G. (2014). Évaluer sans dévaluer. Et évaluer les compétences. Hachette.
  • Vial M. (2006) Accompagner n’est pas guider. Conférence aux formateurs de l’École de la Léchère, Fondation pour les classes d’enseignement spécialisé de la Gruyère. Suisse. http://www.michelvial.com/boite_06_10/2006-Accompagner_n_est_pas_guider_Conference_Suisse.pdf
  • de Waele, V. (2017). Osez la vie. Dans the New Workers épisode no 49 www.thenewworkers.com posté 10 dec 2017
Citation

Matter, J. (2022). Formation professionnelle: mieux évaluer c’est révolutionner la professionnalisation. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 7(1).

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