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Étudier les rapports aux temps des apprentis permet de contrer l’idée reçue selon laquelle les jeunes se définiraient par une posture présentiste

Gestion du temps et capacités projectives des apprentis : à l’encontre de quelques idées reçues

Les rapports aux temps des jeunes apprentis semblent autant intriguer qu’exaspérer les adultes qui les côtoient. Ils seraient davantage impatients et moins organisés que leurs aînés. Mais surtout, ils se complairaient volontiers dans un éternel présent sans trop se soucier de leur avenir. Qu’en est-il vraiment ? Contre toute-attente, la plupart des apprentis rencontrés savent s’organiser et nourrissent des projets d’avenir réalistes, même s’ils ne s’en vantent pas. Après tout, le temps est un langage social et se mettre en scène différemment des adultes qui leur semblent très organisés permet de signifier qu’ils appartiennent à une catégorie sociale qui a fait de la liberté sa principale définition : la jeunesse.


Les rapports aux temps des jeunes sont sujets à de nombreuses spéculations. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à écouter les enseignants et les formateurs en entreprise déplorer le manque d’organisation des apprentis. La littérature consacrée à cette « génération Y » les dépeint elle aussi comme impatients, vivant dans le présent et traversant la vie comme on passe une de ces soirées télé à zapper toutes les cinq minutes, faute d’y trouver un programme captivant. Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils vraiment ces individus désorganisés et incapables de se projeter dans le futur qu’on nous présente si volontiers ? N’y a-t-il pas quelques nuances à apporter ?

Issu d’une thèse de doctorat consacrée aux rapports aux temps des apprentis médiamaticiens et assistantes en soins en santé communautaire (ASSC)1, cet article présente les différents profils temporels qui ont été identifiés parmi cette population. Deux types de rapports aux temps ont été explorés : la façon dont les apprentis organisent leur temps au quotidien et leur capacité à se projeter dans le futur. Pour ce faire, un questionnaire a été passé auprès de 593 sujets. 523 ont pu être exploités pour les analyses. À partir de leurs réponses, des profils-types ont été réalisés à l’aide d’une analyse des correspondances multiples puis d’un clustering permettant de regrouper statistiquement les individus présentant des caractéristiques similaires. Des entretiens ont également été conduits avec 28 apprentis afin de mieux comprendre les raisons de leur appartenance à tel ou tel profil-type.

Le choix de ces deux métiers a été motivé par divers critères comme le genre, l’origine sociale des apprentis ou encore la possibilité de faire ces deux formations en école ou en dual dans le canton de Vaud. Comme la thèse a exploré de nombreux aspects relatifs aux rapports aux temps des apprentis, ces critères se sont avérés pertinents pour comprendre une série de processus en lien avec les socialisations temporelle et professionnelle des individus.

Les chronostyles des apprentis

Cela souligne l’existence d’une socialisation temporelle depuis l’enfance différente selon le genre qui conduit les filles, notamment, à développer progressivement une attention plus marquée à l’organisation du temps.

En interrogeant la façon dont les apprentis organisent leur temps au quotidien, trois grandes catégories, ou « chronostyles » (Rouch, 2006) se distinguent. Force est de relever qu’ils ne correspondent pas tout à fait à l’image commune que l’on a tendance à se faire de ces jeunes.

Les « planificateurs » constituent le groupe le plus important de l’échantillon (46%). Plus que les autres, ces apprentis estiment que leur emploi du temps est chargé. Ils apprécient qu’il soit bien organisé, que ce soit dans le cadre de leur formation ou en dehors. Ils font un usage plus important de l’agenda et accordent une attention particulière à mieux gérer leur temps depuis leur entrée en apprentissage. Les filles sont deux fois plus nombreuses que les garçons à faire partie de ce groupe. Cela souligne l’existence d’une socialisation temporelle depuis l’enfance différente selon le genre qui conduit les filles, notamment, à développer progressivement une attention plus marquée à l’organisation du temps (Duru-Bellat, 2005). Par ailleurs, les apprentis en maturité professionnelle ont trois fois plus de chances que ceux en CFC de faire partie des « planificateurs », pointant l’existence d’un lien entre bon parcours scolaire et bonne capacité à gérer son temps.

Les « décontractés » (32% de l’échantillon) n’apprécient pas le fait d’être organisés et aiment fonctionner à l’improviste. Ils ne font d’ailleurs pas ou très peu usage d’un agenda. Sur un plan statistique, les garçons ont 1.7 fois plus de chances que les filles de faire partie de ce chronostyle. Le diplôme visé apparaît lui aussi discriminant puisque les apprentis en CFC sont 3.3 fois plus présents ici que ceux visant une maturité professionnelle. La plupart des entretiens montrent qu’il s’agit là de jeunes partageant l’idée que leur environnement est incertain, préférant faire preuve de flexibilité et d’adaptabilité plutôt que de vouloir le contrôler.

Les « ambivalents » (22% de l’échantillon) déclarent moyennement aimer l’organisation. Ils ont l’impression que leur emploi du temps est moyennement chargé et ont un agenda mais n’en font que peu usage. Surtout, comparativement aux autres, ils rapportent qu’ils éprouvent plus de difficulté à s’organiser depuis leur entrée en apprentissage et qu’ils ont dû davantage renoncer à leurs activités extrascolaires. Les entretiens ont permis de mettre en évidence que cette posture s’expliquait pour deux raisons : soit elle est la conséquence d’un écart important entre la socialisation aux temps vécue dans le cadre culturel et familial et celle propre à leur formation professionnelle ; soit cette posture est à relier à une période de vie personnelle particulière, caractérisée par un état de « déprime ».

Les chronostyles des apprentis évoluent-ils au gré de leur formation ? Force est de constater qu’ils ne subissent pas de transformations radicales. Parmi les apprentis « planificateurs », une majorité voient leurs dispositions temporelles se renforcer, symptôme d’une résonnance entre leur chronostyle et la structure temporelle de l’apprentissage d’une part et les attentes des acteurs de la formation, d’autre part. Du côté des apprentis « décontractés » et « ambivalents », la majorité tend à le rester. Quelques-uns ont cependant fait preuve d’un regain d’organisation, ceci afin de faire face aux contraintes temporelles de l’apprentissage dont la réduction du temps libre est l’une des caractéristiques majeures.

La projection dans l’avenir

54% de l’échantillon souhaitent occuper de bons postes professionnels plus tard tout en fondant une famille (99% souhaitent vivre en couple et 93% désirent des enfants).

Afin de mettre à l’épreuve l’idée reçue selon laquelle les jeunes ne se soucient que peu de leur avenir, leurs capacités projectives ont également été interrogées. Quatre profils-types sont ressortis.

Les « anticipateurs » (54% de l’échantillon) souhaitent occuper de bons postes professionnels plus tard tout en fondant une famille (99% souhaitent vivre en couple et 93% désirent des enfants). Il apparaît que 59% des apprentis ASSC font partie de ce cluster, contre 47% des médiamaticiens.2 Cette différence s’explique en partie par le fait que ces deux métiers sont fortement genrés, autrement dit qu’il y a une forte proportion de femmes chez les ASSC et, inversement, d’hommes chez les médiamaticiens. Mais ces métiers se caractérisent également par des aptitudes et des compétences culturellement associées aux femmes (comme l’empathie) ou aux hommes (la technique). Or, comme l’ont montré différentes études, le modèle temporel associé au sexe féminin se caractérise, entre autres, par « une vie en deux » (Haicault, 1984) où les attentes sociales qui pèsent sur les femmes, eu égard aux rôles sociaux qu’elles occupent traditionnellement dans notre société, les amènent à devoir être progressivement capables de concilier les temporalités propres au travail salarié et domestique, ceci au prix d’une charge mentale importante.

Les « individualistes » représentent 23% de l’échantillon. La totalité de ces apprentis estime que leur futur professionnel est important et, à l’instar des « anticipateurs », trois quarts d’entre eux prévoit de faire des études une fois l’apprentissage terminé. Cependant, une minorité souhaite vivre en couple plus tard (44%) et très peu se projette avec des enfants (11%). Les garçons ont significativement plus de chances de faire partie de ce groupe (28% d’entre eux contre 20% des filles).

Les « indécis » représentent 12% de l’échantillon. La majorité (82%) ne sait pas encore ce qu’elle souhaite faire après l’apprentissage, même si ces apprentis ont des projets. Lorsqu’ils scénarisent leur futur, ils ont bien plus tendance que les autres à considérer de nombreuses possibilités, symptôme de leur indécision. Cette dernière a notamment pour corolaire un sentiment d’inquiétude marqué. Si aucune caractéristique spécifique ne les démarque, les apprentis ayant redoublé une année pendant leur apprentissage ont, par contre, davantage tendance à faire partie de ce groupe.

Les « présentistes » Bien que la moitié des « présentistes » (11% de l’échantillon) souhaite fonder une famille et faire des études, ils sont néanmoins nombreux à estimer que leur futur est peu important. Cela témoigne du fait qu’ils sont, pour l’heure, fortement focalisés sur leur vie présente, et non que leur propre vie ne les intéresse pas. Les entretiens ont permis de comprendre que cette posture « présentiste » était avant tout l’écho de situations de vie particulières. D’ailleurs, que ces apprentis soient les moins inquiets de tous quant à leur futur, renseigne sur le fait qu’ils perçoivent pour l’heure les questions liées à leur avenir comme « secondaires ».

Au final, ni la nationalité des apprentis, ni la position socio-économique des parents, ni la filière scolaire fréquentée à l’école obligatoire, ni encore la voie suivie en formation (école ou entreprise) ne distinguent statistiquement l’un ou l’autre de ces quatre groupes. Ces différentes postures trouvent avant tout leurs explications au cœur de la complexité des parcours de vie des individus.

Conclusion

Nous l’avons vu, les idées reçues sur les rapports aux temps des jeunes ne se vérifient que partiellement.

Nous l’avons vu, les idées reçues sur les rapports aux temps des jeunes ne se vérifient que partiellement. Comment dès lors expliquer l’écart entre l’image présentiste que l’on se fait des jeunes et les résultats obtenus ?

Le temps est un langage social : en se présentant comme décontractés et peu soucieux de planifier leur vie, les apprentis affirment leur appartenance à la « jeunesse », cette catégorie sociale qui se caractérise notamment par une certaine liberté face aux responsabilités familiales, économiques et professionnelles qui imposent une certaine gestion du temps et qui sont davantage l’apanage des « adultes ».

Cette génération a grandi au cœur de la révolution numérique qui a notamment démultiplié les possibilités d’accéder aux informations. Conjugué aux valeurs sociales dominantes prônant compétition, individualisme et autonomie, émerge une forme d’organisation en fonction des opportunités (Hall, 1992) qui amène les jeunes à privilégier, jusqu’au dernier moment et en fonction des informations auxquelles ils ont accès, l’activité qui leur semble la plus intéressante.

Par conséquent, les outils numériques dont les jeunes font usage, comme certaines messageries, peuvent constituer des moyens efficaces pour leur signifier des délais ou leur rappeler certaines régularités dans le travail (que ce soit en lien avec l’école professionnelle, l’entreprise formatrice ou les cours interentreprises). Les convaincre d’utiliser des applications smartphones listant les choses à faire sous une forme ludique constitue également une piste pour les socialiser avec douceur à une planification plus rigoureuse. Il ne faut cependant pas escompter des miracles. Les rapports aux temps étant partiellement le reflet de nos identités sociales, ils ont tendance à se transformer en même temps que ces dernières.

1 Le choix de ces deux métiers a été motivé par divers critères comme le genre, l’origine sociale des apprentis ou encore la possibilité de faire ces deux formations en école ou en dual dans le canton de Vaud. Comme la thèse a exploré de nombreux aspects relatifs aux rapports aux temps des apprentis, ces critères se sont avérés pertinents pour comprendre une série de processus en lien avec les socialisations temporelle et professionnelle des individus.
2 Dans la présente étude, il y avait 84% de femmes parmi les apprentis ASSC et près de 70% de garçons chez les médiamaticiens.

Bibliographie

Citation

Ruiz, G. (2020). Gestion du temps et capacités projectives des apprentis : à l’encontre de quelques idées reçues. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 5(3).

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