Formation professionnelle dans la recherche et la pratique
Éditeur SGAB Logo

Les finalités de la formation professionnelle

La formation professionnelle, une formule 3 en 1 ?

Apprendre un métier, trouver un emploi, poursuivre ses études ? Un ouvrage qui expose les finalités et usages de la formation professionnelle, voilà de quoi donner, redonner ou cultiver ses lettres de noblesse à un édifice éducatif cher à la Suisse. Pour cela, il faut sortir d’une logique purement utilitariste. Qui apprend un métier en passant par l’apprentissage peut certes rejoindre la voie rapide vers l’emploi, mais pas uniquement. En Suisse, la maturité professionnelle instaurée en 1994 a comme qui dirait redoré le blason de l’apprentissage. Mais où s’arrête le « Kein Abschluss ohne Anschluss » ? Ne peut-on pas se contenter aujourd’hui d’un CFC ? Et quid du risque de polarisation de la formation professionnelle entre deux nouvelles finalités – allonger les cursus et insérer les publics vulnérables ? Comme Sisyphe, la formation professionnelle semble sans cesse soumise aux réajustement de ses finalités.


La présente note de lecture est issue du livre « Finalités et usages de la formation professionnelle », publié sous la direction de Nadia Lamamra, Morgane Kuehni et Séverine Rey aux Éditions Antipodes (2021). L’ouvrage rassemble 11 contributions de dix-huit chercheuses et chercheurs suisses, français et espagnols issus des 9es Rencontres Jeunes et Sociétés en Europe et autour de la Méditerranée (RJS9 ayant eu lieu en 2018), qui tous mettent le doigt sur des aspects et composantes particuliers du système. Il se veut un regard interdisciplinaire sur un objet complexe qui, dans notre société, se façonne sur les niveaux économique, politique et individuel. Le livre est structuré en 3 parties : 1) Enjeux politiques et économiques de la formation professionnelle ; 2) Parcours de formation et d’insertion ; 3) Usage social et biographique de la formation professionnelle et de ses diplômes. Il ne s’agit pas ici de présenter l’ouvrage en détail, mais de pointer ses apports sur quelques-uns des thèmes centraux de la recherche en formation professionnelle. Les paragraphes suivants se concentrent sur la partie introductive rédigée par Nadia Lamamra, Morgane Kuehni et Séverine Rey, qui donne un avant-goût des tensions qui complexifient les finalités et usages que l’on attribue habituellement à la formation professionnelle.

Sortir d’une logique adéquationniste

Avec son titre emblématique le CFC en Suisse et le CAP en France, la formation professionnelle permet d’apprendre un métier, de trouver un emploi et aussi de parvenir à la formation supérieure.

Si l’on prend un peu de distance, le système de formation professionnelle est souvent pris comme exemple à l’étranger comme contribuant à la qualification de la main-d’œuvre et favorisant l’insertion professionnelle. On retient alors le faible taux de chômage des jeunes (2.4% en septembre 2021)[1] et la haute qualité des produits made in Switzerland (swissness), qui sous-tendent le modèle de réussite de notre système de formation. Un modèle dont la recette passe par le fameux « kein Abschluss ohne Anschluss ». Avec son titre emblématique le CFC en Suisse et, dans une moindre mesure, le CAP en France, la formation professionnelle permet d’apprendre un métier, de trouver un emploi et aussi de parvenir à la formation supérieure. Là où le SEFRI promeut avant tout la formation professionnelle initiale suisse comme transmettant les connaissances et compétences nécessaires à l’exercice d’une profession, l’ouvrage vise à croiser ces enjeux du travail avec les enjeux éducatifs et les enjeux d’insertion professionnelle. En sortant d’une lecture purement « utilitariste » ou « fonctionnaliste » de la formation professionnelle (la fameuse finalité économique), il en identifie les multiples finalités et usages selon les acteurs et actrices considérés, selon les périodes historiques et selon les contextes nationaux.

En 1972, l’ancien Conseiller fédéral Ernst Brugger parlait de la formation professionnelle comme d’une « marchandise que nous devons apprendre à vendre »[2]. Dans les années 80, la recherche sur la formation professionnelle commence à étudier la situation des apprenti-e-s. Mais quarante ans plus tard, l’apprentissage reste le « parent pauvre de la recherche », alors que, en confrontant deux logiques a priori antinomiques (la formation et la production), il possède un caractère unique dans le système de formation. En même temps, il doit répondre à plusieurs missions : intégrer les élèves les plus en difficulté, fournir un outil face au chômage, proposer un lieu d’acculturation au travail et de socialisation professionnelle. Pour les jeunes et leurs parents, la formation professionnelle peut également représenter un « lieu de réparation d’un passé scolaire contrarié » ou offrir une voie de mobilité sociale. Tout cela fait de la formation professionnelle un objet d’étude extrêmement complexe. Dès lors, les éclairages proposés dans les différents chapitres du livre sont particulièrement bienvenus.

Une filière à fins multiples

De trident, la formation professionnelle se transforme en fourchette à fondue bourguignonne: on tend à polariser la formation professionnelle entre deux finalités: allonger les cursus et insérer les publics vulnérables.

Une tendance importante qui défie la formation professionnelle et que l’ouvrage contextualise intelligemment, est l’allongement de la scolarité due à l’augmentation des exigences dans de nombreuses professions. Il pose ainsi une question qui dérange un peu : les diplômes professionnels initiaux (CFC ; CAP) sont-ils encore des diplômes d’accès au marché du travail ou deviennent-ils des diplômes d’accès au supérieur ? En France, les politiques éducatives visent ouvertement à amener 80% de la population au niveau baccalauréat. Parallèlement, avec une initiative comme le 19M, un nouveau lieu des métiers[3], on cherche à revaloriser les métiers de l’artisanat – dans ce cas-ci ceux du luxe – pour sauvegarder la transmission des savoir-faire français – qui se vendent bien à l’étranger. En Suisse, bien qu’on déplore souvent le manque d’académiciens[4], on vise davantage une répartition équilibrée : un tiers de gymnasiens, un tiers d’élèves d’écoles moyennes (Mittelschulen) et un tiers d’apprenti-e-s[5]. La formation professionnelle doit conserver une place de choix, qu’elle forme « seulement » à un métier ou qu’elle conduise à une qualification supérieure par le biais de la maturité professionnelle, instaurée en 1994. De trident, la formation professionnelle se transforme en fourchette à fondue bourguignonne : si dans les décennies de démocratisation des études, la finalité de formation et d’emploi permettait au dispositif de répondre aux attentes, aujourd’hui on tend à la polariser entre deux finalités qui ont été ajoutées plus récemment : allonger les cursus et insérer les publics vulnérables.

Historiquement, le système est complexe car il a dû rassembler des intérêts divergents. Aujourd’hui, les tendances et mouvements de réforme le complexifient davantage encore. En France et en Suisse, la démultiplication des diplômes (respectivement CAP, BEP, bac pro ; AFP, CFC, matu pro) désagrège l’unité de la filière. Le chapitre rédigé par Gilles Moreau relève ainsi la « grande plasticité » du CAP, ce « vieux diplôme » français, diplôme de l’élite ouvrière dans la période des Trente Glorieuses, concurrencé par l’allongement de la scolarité dans les années 1980 et retrouvant une certaine gloire dès les années 2000 en tant que « diplôme propédeutique ». Dit autrement, il fait aujourd’hui office de tremplin pour les jeunes, pour qu’ils se prémunissent contre le chômage. Ainsi, pour réduire leur nombre, l’apprentissage apparaît d’emblée comme la voie la plus aisée pour résoudre la question des NEETs (Not in Education, Employment or Training). La formation professionnelle est vue comme un outil d’insertion, notamment dans les pays où le chômage des jeunes est élevé. On peut alors se demander si en Suisse, la fameuse campagne du SEFRI « Apprends… deviens… » conduira elle aussi le CFC dans cette voie. Combien de temps encore la Suisse continuera-t-elle à « faire figure d’exception » avec la majorité de ses élèves qui restent avec une formation initiale, « invitée à former la future main-d’œuvre d’exécution » ? Pour l’heure, « seuls » 23% des détentrices et détenteurs d’un CFC effectuent une maturité professionnelle[6], avec toutefois de grandes disparités entre les cantons (le taux de maturité professionnelle est deux fois plus élevé à Neuchâtel et au Tessin qu’à Genève et à Bâle-Ville).

Qui sont les apprenti-e-s qui se contentent d’un CFC, qui sont ceux qui décident de poursuivre leur formation ? L’analyse des trajectoires individuelles des apprentis montre que les jeunes investissent l’apprentissage de multiples façons. Et que l’apprentissage n’est pas que dual. En attestent les différences régionales observées en Suisse, on peut effectuer un apprentissage en entreprise ou en écoles à plein temps (écoles de métiers). Alors que l’apprentissage dual est un tremplin vers l’emploi (primauté du métier), l’apprentissage en école conduit vers les études tertiaires (primauté du diplôme). Les profils et les motivations à l’origine des choix de l’une ou l’autre voie (choix volontaire, conseillé, par opportunisme, contraint), qui trouvent leur place dans le livre, font tomber le masque de l’apparente homogénéité de la catégorie apprenti-e. Ce détail est de taille lorsqu’il s’agit de présenter le système suisse à l’étranger. Une autre pierre d’achoppement se cache derrière la transition entre formation et emploi, qui devient toujours plus complexe et moins directe. Le livre expose ici notamment trois raisons : l’allongement des parcours de formation, la ponctuation d’ « espaces interstitiels articulant différentes expériences » et le décloisonnement des systèmes de formation grâce aux passerelles autorisant des bifurcations en tout temps.

Recalibrer pour persister

Finalement, quelle étiquette coller à la formation professionnelle : une filière reconnue ou une voie de relégation ? Occupe-t-elle une position favorable ou au contraire dominée dans le système éducatif ? C’est sur ces interrogations qui ébranlent l’édifice de la formation professionnelle que l’ouvrage invite à porter des regards croisés. L’ouvrage rapporte la forte imbrication entre marché du travail local, besoins économiques dans un contexte historique donné et offres de formation professionnelle. En conclusion à cette partie introductive très arborescente, on retient qu’indépendamment des époques et des territoires, la formation professionnelle est « sans cesse soumise aux réajustements de ses finalités ». Des réajustements qui prennent le doux nom d’hybridation (entre voie générale et voie professionnelle), d’académisation, d’upskilling, de mobilité, de flexibilisation, de numérisation, de mondialisation… Un objet d’étude complexe inépuisable – pour chercheuses et chercheurs inépuisés.

Le livre est disponible en Open Access : Finalités et usages de la formation professionnelle – Editions Antipodes

[1] RTS, Le chômage à la baisse en septembre, en particulier chez les jeunes – rts.ch – Economie, 07.10.2021.
[2] Exposé de Ernst Brugger à la Conférence des offices cantonaux de formation professionnelle, 1972 (4) [UNIGE, Archives Jean-Jacques Rousseau, Fonds Raymond Uldry AIJJR 2012].
[3] Macron inaugure le 19M, nouveau lieu des métiers de la mode – L’Express (lexpress.fr)
[4] Par exemple l’article du 20Minuten, «Die Schweiz hat noch nicht genug Akademiker» 29.05.2019.
[5] Voir par exemple l’article du TagesWoche, « Viel zu viele Gymnasiasten. Basler Lehrkräfte müssen die Schraube anziehen», 17.05.2018.
[6] OBS IFFP 2020.
Citation

Vorpe, J. (2022). La formation professionnelle, une formule 3 en 1 ?. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 7(1).

La présente contribution est protégée par le droit d'auteur. Toute utilisation est autorisée à l'exception de l'utilisation commerciale. La distribution sous la même licence est possible ; elle nécessite toutefois la mention de l’auteur.