Formation professionnelle dans la recherche et la pratique
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Nouveaux travaux de recherche et nouvelles perspectives

L’enseignement bilingue dans la formation professionnelle

En Suisse, l’enseignement bilingue connait un véritable boom, surtout au degré secondaire II. Selon un inventaire récent de l’Institut de plurilinguisme et de l’Université de Genève, il y a à l’échelle nationale 373 filières bilingues, dont environ la moitié au niveau gymnasial. Dans la formation professionnelle (apprentissage et maturité professionnelle), on compte une centaine de filières, qui varient beaucoup en termes de durée et d’agencement. Dans l’ensemble, les langues nationales perdent du terrain au profit de l’anglais. Dans la formation professionnelle en Suisse alémanique (cantons monolingues), aucune filière ne propose le français comme langue partenaire – ce qui constitue du point de vue de l’auteur de l’étude un constat qu’il convient de discuter.


Dans le domaine de la formation professionnelle, on constate également un éventail étonnamment large d’agencement des filières : elles varient en partie considérablement au niveau de leur durée ou du nombre de leçons par semaine.

Comment apprend-on les langues étrangères à l’école ? À côté de l’enseignement scolaire traditionnel, dont les résultats sont parfois jugés décevants, on a vu s’établir au cours des dernières dizaines d’années un nouveau modèle dans lequel la langue est apprise autrement que dans l’enseignement scolaire traditionnel des langues étrangères : l’enseignement bilingue ou en immersion, où certaines matières sont enseignées dans une autre langue que la langue de scolarisation habituelle – par exemple la culture générale en anglais dans une école professionnelle de Suisse alémanique, ou la matière « finances et comptabilité » en allemand dans une école romande de maturité professionnelle.

En raison du système éducatif fédéraliste qui laisse aux cantons beaucoup de liberté pour la mise en œuvre de modèles scolaires et d’enseignement, bien des choses se sont développées ces dernières années dans le domaine de l’enseignement bilingue, sans que les nombreuses offres soient coordonnées ou même recensées à l’échelle nationale. À l’Université de Genève, on a donc lancé deux projets de recherche dont l’un a été conclu fin 2022, tandis que le second est encore en cours[1]. D’une part, on a procédé pour la première fois depuis la fin des années 1990 à un inventaire de toutes les filières bilingues du primaire (y compris l’école maternelle) au secondaire II. D’autre part, la littérature spécialisée sur l’enseignement bilingue est analysée.

Inventaire de l’enseignement bilingue en Suisse

Le nouvel inventaire compte 373 filières, qui ne sont toutefois pas réparties de manière égale : c’est au degré secondaire II que l’on en trouve le plus (environ les trois quarts). Les gymnases comprennent de loin le plus grand nombre : environ un sixième des examens de maturité gymnasiale sont actuellement bilingues. Mais dans le secteur de la formation professionnelle également, les choses ont évolué ces dernières années. Deux domaines notamment sont ici importants : d’une part les formations initiales (apprentissages), et d’autre part les maturités professionnelles.

Dans les écoles professionnelles, il y a 74 filières bilingues, et dans les formations non gymnasiales du secondaire II, on en compte 41. La plupart d’entre elles concernent une maturité professionnelle, mais certaines également d’autres formations, telles que les écoles de culture générale.

Répartition des filières bilingues par niveau scolaire (en pourcentage, N = 373). Source : Elmiger, Tunger & Siegenthaler (2022)

Outre les filières en tant que telles, diverses autres informations à leur propos ont été relevées : à côté du nombre d’élèves, on a également saisi les conditions de participation, la formation du personnel enseignant ou les séjours linguistiques en liaison avec l’enseignement bilingue.

Dans le domaine de la formation professionnelle, on remarque plusieurs aspects. D’une part la formation professionnelle initiale bilingue est surtout répandue en Suisse alémanique, dans les cantons bilingues ainsi que dans les cantons des Grisons et du Tessin – mais à peine dans les cantons romands. Sur 74 filières, deux seulement sont proposées dans un canton francophone monolingue. On ne sait pas vraiment pourquoi il en est ainsi, car pour les filières gymnasiales, par exemple, il n’y a pas de « fossé de l’immersion ». La forte présence en Suisse alémanique est sans doute en partie liée à certains projets tels que le programme zurichois bili, qui a fait l’objet d’un suivi et d’une évaluation scientifiques[2].

Dans le domaine de la formation professionnelle, on constate également un éventail étonnamment large d’agencement des filières : elles varient en partie considérablement au niveau de leur durée ou du nombre de leçons par semaine. Il s’agit en majorité de formations en cours d’emploi, de sorte que le contact avec la langue d’immersion est moins important que dans d’autres écoles où les élèves ont cours toute la semaine.

Par ailleurs, dans la formation professionnelle, on pratique souvent une forme d’enseignement bilingue un peu différente que dans d’autres contextes. Alors que dans un gymnase, par exemple, les matières en immersion (par exemple les mathématiques ou la biologie) doivent si possible être enseignées uniquement dans la langue d’immersion, l’enseignement dans la formation professionnelle est souvent partiellement bilingue, en format dit d’alternance séquentielle. Dans le cadre d’une même leçon, on passe une ou plusieurs fois de la langue de scolarisation habituelle à la langue cible (par exemple entre différentes séquences de cours).

Nombre d’élèves dans des filières bilingues du degré secondaire II (écoles professionnelles) dans l’année scolaire 2021/2022. Source : Elmiger, Tunger & Siegenthaler (2022)

Enfin, il y a encore une autre particularité dans le domaine de la formation professionnelle bilingue : la plupart des filières ont choisi l’anglais comme langue d’immersion. Dans les cantons germanophones monolingues, l’anglais est même la seule langue proposée. Dans un pays plurilingue comme la Suisse, ceci suscite bien entendu quelques questions, car sans un certain niveau de plurilinguisme, la communication entre les différentes parties du pays est compromise[3]. La question de savoir si des changements sont nécessaires à cet égard est une question de société et de politique linguistique qu’il conviendrait de discuter davantage à l’avenir.

Aperçu critique de la littérature

Le deuxième projet de recherche se penche sur la littérature spécialisée existant à propos de l’enseignement bilingue, à savoir environ 1200 travaux scientifiques et documentaires portant sur l’enseignement bilingue (notamment en Suisse). Ces textes sont analysés par rapport aux quatre questions suivantes :

  • Conception de l’enseignement bilingue : quelles formes d’enseignement bilingue existent en Suisse et en quoi se distinguent-elles les unes des autres (objectifs, durée et intensité, conditions de participation, etc.) ?
  • Utilisation des langues et niveau de langue dans l’enseignement bilingue : quels résultats sont mis en évidence par les travaux qui portent sur l’utilisation des langues dans l’enseignement bilingue ? Comment a-t-on mesuré le niveau de langue dans le cadre de projets d’évaluation ? Que sait-on du développement de la langue de scolarisation locale ?
  • Enseignement bilingue des disciplines : quelles sont les observations faites à propos de l’enseignement des disciplines en immersion ? Quelles sont les possibilités et les limites de la didactisation ? Quels sont les résultats obtenus dans ces disciplines et dans quelle mesure peuvent-ils être comparés aux résultats obtenus au travers d’un enseignement traditionnel ?
  • Raisons de l’échec (et de la réussite) de l’enseignement bilingue : par le passé, plusieurs projets d’enseignement bilingues ont dû être interrompus après un certain temps : pour quelles raisons ? A contrario, quels sont les facteurs favorisant la mise en place réussie d’un enseignement bilingue ?

Pour la formation professionnelle, toutes les quatre questions sont certes importantes, mais surtout la quatrième : non seulement parce que de nouvelles filières voient régulièrement le jour, mais aussi parce que des filières existantes ont dû être abandonnées par le passé.

Divers paramètres sont importants pour le succès d’un enseignement bilingue. Nous présentons brièvement ci-après quatre de ces facteurs.[4]

Au sein du corps enseignant, il peut parfois en effet y avoir des tensions, par exemple si l’enseignement bilingue attire les élèves particulièrement motivé·e·s qui font ainsi défaut dans les classes régulières.

Un projet commun qui n’exclut personne. Lorsque l’on conçoit une nouvelle filière, il faut veiller à une bonne planification. L’agencement concret pouvant prendre des formes très diverses, il est utile que toutes les parties intéressées puissent s’impliquer. Non seulement les futurs enseignants et enseignantes en immersion doivent pouvoir s’identifier au projet, mais également le reste du corps enseignant qui continue à dispenser un enseignement monolingue dans les classes régulières. Au sein du corps enseignant, il peut parfois en effet y avoir des tensions, par exemple si l’enseignement bilingue attire les élèves particulièrement motivé·e·s qui font ainsi défaut dans les classes régulières.

Personnel enseignant adéquat. Pour l’enseignement bilingue, il est essentiel de disposer de personnes capables d’enseigner une matière avec engagement et compétence linguistique. Il n’est pas indispensable qu’il s’agisse de locutrices et locuteurs de langue maternelle, mais des connaissances uniquement moyennes de la langue cible ne suffisent pas. Une formation initiale et continue linguistique et didactique adéquate aide dans bien des cas à étendre les compétences existantes.

Si une formation s’étend sur plusieurs années scolaires, cecla nécessite une planification à moyen ou long terme afin qu’une filière bilingue ne doive pas être interrompue. Lorsque l’on embauche de nouveaux enseignantes et enseignants pour l’enseignement bilingue, il faut également veiller à ce que celles et ceux qui travaillent déjà à l’école et ne peuvent pas dispenser un enseignement en immersion ne perdent pas leur temps de travail.

Plans d’étude et matériel d’enseignement. Tous les plans d’étude ne prévoient pas un enseignement bilingue – et ce dernier n’a pas dans toutes les disciplines un impact semblable sur le contenu des cours. Une matière comme les mathématiques n’est pas verbalisée de la même manière que la culture générale, où il faut bien réfléchir pour savoir si l’on doit enseigner les mêmes contenus que dans d’autres écoles suisses ou si le matériel pédagogique des pays anglophones offre une perspective qui convient aussi à l’enseignement local.

Il existe désormais toute une série de moyens d’enseignement bien appropriés pour l’enseignement bilingue ou développés spécialement à cet effet. Néanmoins, lors de l’introduction d’une nouvelle filière, il faut compter sur un certain effort supplémentaire que l’on ne doit pas sous-estimer.

À l’issue d’un tel cursus, les élèves ont en règle générale de bonnes à très bonnes connaissances linguistiques, mais ils ne sont pas pour autant « parfaitement bilingues ».

Attentes réalistes. Il arrive parfois que l’on attende trop des filières bilingues : à l’issue d’un tel cursus, les élèves ont en règle générale de bonnes à très bonnes connaissances linguistiques, mais ils ne sont pas pour autant « parfaitement bilingues ». Une langue se développe au fil des années, et afin de la maitriser totalement dans divers contextes et activités (à l’écrit et à l’oral ; de façon réceptive, productive et interactive), une formation scolaire ne suffit généralement pas. Néanmoins, les formations bilingues constituent un élément important pour compléter l’enseignement scolaire de la langue, dans la mesure où la langue est utilisée dans divers contextes – et la plupart du temps avec une plus grande motivation que dans de simples cours de langue étrangère.

Conclusion

L’enseignement bilingue est un modèle qui a le vent en poupe : de plus en plus d’écoles et de formations (professionnelles) misent sur un modèle qui associe étroitement l’apprentissage linguistique et disciplinaire. Ceci pose de nombreuses questions organisationnelles, disciplinaires et didactiques, mais également politiques, par exemple lorsqu’il s’agit du choix de la langue d’immersion. Les deux projets de recherche genevois entendent contribuer à proposer des bases pour une discussion bien fondée à ce propos.

[1] Immersion et enseignement bilingue en Suisse. Revue de la littérature critique & base de données bibliographique. Une description du projet est disponible sur Internet. La publication des résultats est prévue vers le milieu de l’année 2023.
[2] Brohy, Claudine et Jean-Luc Gurtner (2011) : Evaluation des bilingualen Unterrichts (bili) an Berufsfachschulen des Kantons Zürich. Schlussbericht. Fribourg : Université de Fribourg.
[3] Cf. à ce propos la page 24 du résumé du rapport (Elmiger, Siegenthaler et Tunger 2022).
[4] Autres points de vue par exemple dans :
  • Dale, Liz, Wibo van der Es and Rosie Tanner (2011) : CLIL Skills. Haarlem : European Platform – internationalising education : 272 p.
  • Geiger-Jaillet, Anémone, Gérald Schlemminger et Christine Le Pape Racine (2016) : Enseigner une discipline dans une autre langue : méthodologie et pratiques professionnelles. Approche CLIL-EMILE. Francfort/M. : Peter Lang Edition (2e édition revue et augmentée)
  • Le Pape Racine, Christine (2000) : Immersion – Starthilfe für mehrsprachige Projekte : Einführung in eine Didaktik des Zweitsprachunterrichts. Zurich : Verlag Pestalozzianum
  • Jansen O’Dwyer, Esther (2007) : Two for One : Die Sache mit der Sprache. Didaktik des zweisprachigen Sachunterrichts. Berne : hep Verlag

Références

Citation

Elmiger, D. (2022). L’enseignement bilingue dans la formation professionnelle. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 7.

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