Formation professionnelle dans la recherche et la pratique
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Nouvelles études de la swiss leading house «vpet-econ» (Université de Zurich)

Les hautes écoles spécialisées accélèrent l’innovation régionale – mais pas dans la même mesure partout

Dans la théorie et la pratique économiques, on s’accorde largement à considérer que la formation d’une manière générale, et la formation tertiaire en particulier, constituent un prérequis fondamental pour l’innovation. Mais puisque ce débat est fortement marqué par l’influence anglo-saxonne, on n’a encore guère déterminé jusqu’à présent le rôle de la formation tertiaire d’orientation professionnelle dans les hautes écoles spécialisées (HES), qui font de la recherche appliquée et se concentrent sur les étudiants et étudiantes ayant accompli une formation professionnelle initiale. Une série d’études de la «Swiss Leading House VPET-ECON», qui examine la création de HES depuis le milieu des années 1990 en Suisse, fournit à présent de premiers renseignements sur la manière dont et les conditions dans lesquelles les HES influencent les activités d’innovation régionales dans les domaines «mathématiques, informatique, sciences naturelles et technique» (MINT). En résumé, on constate deux choses: premièrement, la création des HES a un impact favorable sur l’activité d’innovation régionale; deuxièmement, ces impacts favorables sur l’innovation sont particulièrement puissants dans des régions avec un marché du travail régional important, dense et présentant une forte intensité high tech. On peut déduire de ces constats des recommandations politiques concrètes pour le développement (régional) du paysage des HES en Suisse.


À la «Swiss Leading House VPET-ECON», nous avons donc inclus parmi nos priorités de recherche un examen des effets des HES sur l’innovation.

Tandis que les effets favorables sur l’innovation en liaison avec les universités sont largement discutés dans la recherche économique empirique, il n’est pas clair si et dans quelle mesure d’autres institutions tertiaires contribuent à la force d’innovation de l’économie. Ceci constitue une lacune à combler notamment dans le contexte de la Suisse, où les HES sont devenues au cours des trente dernières années des institutions importantes de formation tertiaire. Toutefois, selon leur mandat initial, les HES se distinguent des universités traditionnelles sur deux points essentiels. Premièrement, les HES se concentrent sur la recherche appliquée, tandis que les universités se consacrent à la recherche fondamentale. Deuxièmement, conformément au mandat légal des HES, les étudiants et étudiantes des HES viennent du système de formation professionnelle – autrement dit, ils disposent déjà de vastes compétences professionnelles lorsqu’ils entament leurs études. Ceci est rarement le cas pour les titulaires d’une maturité qui suivent des études à l’université. En raison de ces deux différences, il n’est pas possible de transposer les résultats existants de la recherche relative aux universités aux impacts sur l’innovation des HES.

À la «Swiss Leading House VPET-ECON», nous avons donc inclus parmi nos priorités de recherche un examen des effets des HES sur l’innovation. Ceci a débouché sur de nombreuses publications qui fournissent des bilans scientifiques établissant si et dans quelle mesure les HES sont propices à la force d’innovation de l’économie locale, et quelles conditions économiques régionales doivent être réunies pour que de tels effets favorables se produisent ou soient particulièrement puissants.[1] Ces constats peuvent à leur tour contribuer à fonder une future politique relative aux HES sur une base factuelle, qu’il s’agisse de questions d’orientation ou d’implantation de HES.

Expansion de la formation depuis les années 1990 – la création des hautes écoles spécialisées

Les HES telles que nous les connaissons aujourd’hui n’ont été créées que vers le milieu des années 1990. Un regard sur les objectifs associés à la création des hautes écoles spécialisées montre que cette réforme a représenté une nette expansion de la formation (Conseil fédéral, 1994).[2] Ainsi, la réforme comprenait les objectifs suivants:

  1. assurer la relève de cadres disposant d’une formation pratique et scientifique;
  2. valoriser la formation professionnelle grâce à des possibilités attrayantes de formation continue;
  3. étendre le mandat de prestation à la recherche et au développement appliqués (R&D) et à la fourniture de prestations en faveur de l’économie (également en coopération avec cette dernière).

La création des HES a ainsi contribué depuis le milieu des années 1990 à un net élargissement de la formation tertiaire et de la recherche appliquée.

Les impacts de cette expansion de la formation tertiaire sur l’innovation peuvent être analysés au moyen de nouvelles méthodes empiriques.[3] La variation géographique et temporelle des créations de HES nous permet de diviser les entreprises ou régions (par exemple les communes) en différents groupes: il y a d’une part des régions dans lesquelles on a créé une HES susceptible de modifier la force d’innovation de cette région; ces régions sont regroupées ci-après sous le terme de «régions HES» (groupe dit «de traitement»). D’autre part, il y a des régions où aucune HES n’a été établie; ces régions font fonction de groupe dit «témoin»  représentant le développement de la force d’innovation qui a eu lieu indépendamment de la création d’une HES.[4]

En raison de la disponibilité des données et du développement consécutif des HES avec l’introduction d’études de master en 2008, nos analyses se sont concentrées sur la période entre le début des années 1990 et 2008. Au total, nous avons étudié 22 régions HES avec des sites HES enseignant des disciplines MINT[5], 15 en Suisse alémanique et 7 en Suisse latine (cf. diagramme 1).[6] Nous concentrons notre analyse sur les sites MINT parce que leurs effets sur l’innovation peuvent être déterminés au moyen de mesures établies – telles que les demandes de brevet – tandis que pour les sites HES dans le domaine «économie et services», par exemple, de tels effets ne peuvent pas être représentés de manière adéquate au moyen de mesures conventionnelles telles que des brevets.

Davantage de recherche et de développement et innovation plus poussée

Dans les entreprises situées dans une région HES, la part du personnel de R&D a augmenté d’environ 15,6 % par rapport aux entreprises qui ne se trouvaient pas dans la zone d’influence d’une HES.

Dans un premier projet (cf. Lehnert et al. 2020), nous avons examiné si les entreprises augmentent proportionnellement leur personnel R&D si elles se trouvent dans le périmètre d’une nouvelle HES. L’analyse fait ressortir que dans les entreprises situées dans une région HES, la part du personnel R&D a augmenté d’environ 15,6 % par rapport aux entreprises qui ne se trouvaient pas dans la zone d’influence d’une HES (cf. partie supérieure du diagramme 2). La masse salariale consacrée au personnel R&D a augmenté dans des proportions similaires. Concrètement: des diplômés et diplômées de hautes écoles spécialisées ont été embauchés en plus, et non pas pour remplacer d’autres personnes travaillant dans la recherche et le développement. Une analyse plus poussée met par ailleurs en lumière que les impacts favorables sur le personnel R&D sont stimulés d’une part par la création potentielle de nouvelles petites entreprises, et d’autre part par les très grandes entreprises (plus de 5000 emplois).

Il faut à présent se demander si ce développement du personnel R&D a également eu un effet favorable sur l’innovation régionale – mesurée sur la base des brevets. Cette question peut être étudiée d’une part au moyen d’indicateurs quantitatifs (par exemple le nombre de brevets déposés), mais également avec des indicateurs qualitatifs mesurant la valeur d’un brevet (par exemple les citations par brevet). C’est précisément ce que nous avons fait dans un deuxième projet (cf. Pfister, Koomen, et al. 2021). Les résultats de l’analyse du nombre de brevets déposés indiquent pour les régions HES de Suisse alémanique une augmentation de 7 % par rapport aux régions non situées dans le périmètre d’influence d’une HES. Cet effet est statistiquement significatif (cf. partie inférieure du diagramme 2). Si l’on analyse les effets pour des entreprises ayant un historique plus ou moins important de demande de brevets, on constate d’une part que les entreprises qui avaient déjà une forte activité de brevets avant la création de la HES tirent de celle-ci un avantage supérieur à la moyenne. Il s’agit là d’une tendance propre aux grandes entreprises. Mais d’autre part, on enregistre également des effets favorables notables pour des entreprises qui n’avaient auparavant déposé aucun brevet ou relativement peu de brevets. La création des HES n’a donc pas seulement renforcé les activités d’entreprises déposant déjà des brevets, mais a également stimulé des entreprises qui ne l’avaient pas fait précédemment à déposer pour la première fois des brevets pour des innovations (Pfister, Lehnert, et al., 2021).

Cette augmentation du nombre de demandes de brevet ne se traduit pas simplement par une dilution de la qualité des brevets.

Cette augmentation du nombre de demandes de brevet ne se traduit pas simplement par une dilution de la qualité des brevets. En effet, l’analyse de divers indicateurs de qualité indique également des effets favorables. La partie inférieure du diagramme 2 illustre trois différents indicateurs de qualité: (1) les citations par brevet, qui mesurent le nombre de fois où un brevet a été cité par d’autres brevets et demandes de brevet dans les cinq années suivant l’octroi du brevet; (2) le nombre de revendications par brevet, qui indique combien d’inventions partielles sont couvertes par un brevet délivré, et (3) l’ampleur de la famille de brevets, qui mesure dans combien de pays une invention a été brevetée. Tous les indicateurs de qualité présentent une augmentation notable et statistiquement significative dans les régions HES en comparaison avec le groupe témoin. Dans l’ensemble, on peut ainsi constater ce qui suit: la création de HES dans les disciplines MINT a débouché sur des brevets non seulement plus nombreux, mais également de plus grande valeur technologique et économique (Pfister, Lehnert, et al., 2021). Ceci est également étayé par les résultats les plus récents de la recherche, selon lesquels les effets positifs sur l’innovation après la création d’une HES ont en outre un impact favorable sur les bénéfices moyens des entreprises (Schlegel et al., sous presse).

Effets des hautes écoles spécialisées sur l’innovation – un marché du travail fort comme condition fondamentale

Ces multiples effets favorables des HES sur la force d’innovation d’une région étant donnés, nous étudions dans un troisième projet (cf. Schlegel et al. 2021) quelles conditions économiques doivent exister dans une région pour que les HES génèrent des impulsions plus ou moins favorables pour l’innovation. À cet effet, nous avons recours à des caractéristiques économiques régionales établies pour lesquelles on a pu montrer dans la littérature qu’elles sont susceptibles de favoriser les effets sur l’innovation. Il s’agit des aspects suivants: 1) la taille du marché du travail (nombre de travailleurs et travailleuses), 2) la densité du marché du travail (travailleurs et travailleuses par superficie) et 3) l’intensité high tech (taux des travailleurs et travailleuses dans les secteurs high tech). La taille du marché du travail est déterminante pour l’adaptation qualitative sur le marché du travail, en raison des possibilités de choix plus étendues pour les travailleurs comme pour les employeurs. Ainsi, dans le cas d’un plus grand marché du travail, on peut par exemple maintenir davantage de diplômés et diplômées des HES sur le marché régional du travail. La densité du marché du travail accroît la probabilité d’un transfert de savoir des HES à l’économie, un concept qui se traduit par exemple à petite échelle par la création de technoparcs ou d’espaces de «coworking». L’intensité high tech s’appuie sur l’idée que des clusters industriels (tels que celui de l’industrie pharmaceutique dans le nord-ouest de la Suisse) permettent aux entreprises d’externaliser de manière efficace des infrastructures coûteuses telles que des laboratoires, et de réduire ainsi les coûts.

Afin d’examiner l’influence de ces caractéristiques économiques régionales, nous avons réparti toutes les communes suisses en quatre groupes d’effectif égal (quartiles), en fonction de leur taille, de la densité du marché du travail et de leur intensité high tech. Comme le font ressortir nos analyses, seules les régions avec un marché du travail de grande taille, de forte densité ou avec une intensité high tech supérieure à la moyenne tirent en général profit des HES nouvellement créées. Nos résultats montrent que les régions HES se situant au niveau de la taille du marché du travail dans le groupe supérieur (4e quartile) présentent une quantité de demandes de brevet de 17,6 % plus élevée que les régions sans HES, mais avec un marché du travail de taille comparable (cf. diagramme 3). Une comparaison directe des trois caractéristiques économiques régionales fait par ailleurs ressortir que la taille du marché du travail est la condition la plus importante. Une certaine force économique régionale est donc un prérequis fondamental pour des impacts favorables des HES sur l’innovation.

Conclusion – rétrospective et perspectives

Les résultats des trois études effectuées mettent en évidence que la création des HES avec des disciplines MINT à partir du milieu des années 1990 a eu rétrospectivement un effet favorable sur la force d’innovation régionale.

Les résultats des trois études effectuées mettent en évidence que la création des HES avec des disciplines MINT à partir du milieu des années 1990 a eu rétrospectivement un effet favorable sur la force d’innovation régionale. Depuis leur création, les HES, avec leur recherche axée sur la pratique, représentent un acteur important – complétant les universités qui se concentrent sur la recherche fondamentale – dans l’écosystème suisse de l’innovation. Le succès des HES peut être porté au compte du fait que leur travail de recherche axé sur la pratique comble une lacune qui existait auparavant en Suisse entre la formation professionnelle de qualité et la recherche universitaire de pointe. Les diplômés et diplômées des HES, disposant d’une combinaison jusqu’alors inédite d’expérience professionnelle spécifique et de recherche appliquée, permettent aux entreprises de miser davantage sur la recherche et le développement et jettent au sein des entreprises une passerelle entre les travailleurs issus du système de formation professionnelle et ceux ayant suivi une formation académique (cf. également à ce propos Schultheiss et al. 2018).

Dans le sens d’une perspective pour l’orientation future de la politique suisse en matière de HES, on peut en déduire essentiellement deux recommandations:

  1. Les nouveaux sites de HES peuvent être une source d’impulsions pour les activités d’innovation régionales – à condition que les régions en question disposent déjà avant la création de la HES d’un marché du travail local suffisamment important. La création des HES n’est en revanche pas vraiment un moyen approprié pour permettre à des régions périphériques économiquement faibles et disposant d’un marché du travail très restreint d’établir une connexion avec les centres, comme cela a souvent été revendiqué (cf. NZZ, 2018).
  2. Nos constats positifs à propos des HES existantes mettent en évidence qu’elles constituent dans leur orientation initiale un modèle couronné de succès dont il importe de préserver le principe fondamental. Concrètement: le lien étroit entre une solide formation professionnelle initiale et la formation de recherche appliquée consécutive des personnes ayant accompli un tel apprentissage doit rester un élément central des études dans les HES. C’est ainsi seulement que les diplômés et diplômées des HES pourront à l’avenir encore jouer avec succès un rôle de trait d’union. Le rapprochement souvent réclamé des hautes écoles spécialisées avec les universités et EPF, avant tout axées d’une part sur la recherche fondamentale et d’autre part sur la formation de titulaires d’une maturité générale, compromettrait ce modèle couronné de succès. D’une part, les HES constitueraient de moins en moins une perspective d’avenir pour les personnes ayant accompli un apprentissage. D’autre part, la dilution de l’altérité saperait le principe «équivalent mais différent» et priverait l’écosystème suisse de l’innovation d’une précieuse symbiose.
[1] Les publication suivantes de la «Swiss Leading House VPET-ECON» examinent les effets associés à la création des HES: Lehnert et al., 2020; Pfister, Koomen, et al., 2021; Schlegel et al., 2021, sous presse; Schlegel & Backes-Gellner, 2021; Schultheiss et al., 2018.
[2] Pour une élévation au niveau de HES, les trois types suivants d’écoles professionnelles supérieures entraient en ligne de compte: (1) les écoles techniques supérieures (ETS), (2) les écoles supérieures de cadres pour l’économie et l’administration (ESCEA) et (3) les écoles supérieures d’arts appliqués (ESAA). Notre analyse se concentre sur les HES enseignant des disciplines MINT, donc sur les institutions en partie issues des ETS.
[3] Tous les trois projets utilisent une approche des «différences des différences». Pour chaque région, une comparaison avant-après est effectuée; on compare ensuite les différences entre les régions HES et les régions du groupe témoin afin d’isoler l’effet de la création de la HES. L’effet est estimé au moyen d’une analyse de régression.
[4] Nous considérons comme faisant partie d’une région HES toutes les communes distantes de moins de 25 km d’une HES. Cette distance est mesurée en fonction de la distance de déplacement effective (en voiture) entre les communes. La statistique correspondante est mise à disposition par l’Office fédéral de la statistique (GEO­STAT). La détermination de la distance maximale s’appuie sur des analyses de l’Office fédéral de la statistique (OFS, 2007) concernant le comportement en matière de transports, qui indiquent que 90 % des travailleurs et travailleuses en Suisse font moins de 25 km pour se rendre au travail.
[5] Nous comptons comme site HES enseignant des disciplines MINT tous les sites proposant des filières d’études dans les domaines «chimie et sciences de la vie» et «technique et informatique».
[6] Il n’y a dans toute la Suisse que huit HES de droit public. Dans nos analyses, nous visons toutefois les différents sites de HES et utilisons le terme général «HES» comme synonyme pour ceux-ci.

Références

Citation

Schlegel, T., Lehnert, P., & Backes-Gellner, U. (2022). Les hautes écoles spécialisées accélèrent l’innovation régionale – mais pas dans la même mesure partout. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 7.

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