Formation professionnelle dans la recherche et la pratique
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Transmission professionnelle et sentiment de perte dans l’horlogerie suisse

La transmission, une « complication » toute horlogère

Alors que la profession d’horloger-ère n’a jamais autant été médiatisée sur les scènes suisse et internationale qu’aujourd’hui et que la transmission du savoir professionnel est devenue un argument marketing abondamment employé par les fabricants de montres « Swiss made », les horlogers-ères estiment que leur métier se perd et que sa pérennité est en danger. Pour quelles raisons ? N’est-ce pas là un paradoxe ? La transmission pose-t-elle problème ? En quoi cela concerne-t-il la formation professionnelle ? Telles sont les questions auxquelles cet article se propose de répondre succinctement, à partir d’une enquête ethnographique de cinq années dans le monde de l’horlogerie en Suisse. L’article montre que, contrairement aux idées reçues, la prolifération récente de la valorisation des horlogers-ères (par les patrimonialisations, entre autres) renforce le sentiment de perte qu’éprouvent les professionnel-le-s à l’égard de leurs savoirs.


« Ce métier d’horloger que nous avons aimé et pratiqué, il est perdu. Il ne va pas revenir sur ses bases anciennes, et nos qualités, elles, ne sont plus appréciées ! » Prononcés au printemps 2013, ces mots sont ceux de Jean, artisan indépendant d’une septantaine d’années et président d’une amicale de praticien-ne-s établie en Suisse romande. Au terme de mon enquête[1], quelque mois plus tard, j’ai pu mesurer l’ampleur avec laquelle le désarroi de Jean était partagé parmi les horlogères et horlogers que j’avais rencontré-e-s en Suisse : leur savoir[2] leur paraissait être « en danger » et sa transmission, était source de nombreuses inquiétudes.

En immersion dans le monde de la transmission horlogère

Les horlogères et les horlogers rencontré-e-s se sentent en mal de reconnaissance et traversent une crise identitaire. Elles-Ils se sentent survisibilisé-e-s dans une industrie qui se passe pourtant de plus en plus de leurs compétences.

Comment un tel sentiment de perte du savoir peut-il être éprouvé par ces horlogers-ères alors qu’ils-elles n’ont jamais été aussi visibles qu’aujourd’hui ? Il existe de nombreuses structures et moyens visant à faciliter la passation formelle et non-formelle du métier et l’apprentissage des métiers connexes. En parallèle, le contexte actuel est marqué par une valorisation médiatique de la profession sans précédent. Les horlogers-ères figurent dans la publicité des marques, sur le stand de ces dernières dans les salons professionnels, dans l’offre des offices de tourisme voire même dans la communication d’organisations qui n’ont rien à voir avec les montres comme les banques. De surcroît, les acteurs-rices et organisations de la branche recourent, depuis une trentaine d’années, aux patrimonialisations des savoirs horlogers. Ce ne sont plus seulement les musées qui revendiquent de tels patrimoines mais aussi les villes, les régions, le monde politique, les organismes de tourisme, les médias et les associations et surtout les marques horlogères. Dans le même élan, depuis le début des années 2000, la transmission du savoir est utilisée comme argument publicitaire au sein de nombreuses entreprises horlogères haut-de-gamme : celles-ci ouvrent, à l’interne, des ateliers dévolus à la conservation des métiers d’art, systématisent les visites d’atelier, initient des projets de sauvegarde des techniques dites « traditionnelles » et promeuvent différentes formes d’artisanat en leur sein. La transmission, en tant que symbole, est ainsi devenue un outil marketing et un instrument de valorisation commerciale et territoriale.

Afin de comprendre en quoi la transmission des savoirs est « compliquée[3] » et fait aujourd’hui problème pour les gens de métier, j’ai entrepris de mener un travail d’immersion[4] dans l’horlogerie helvétique, un monde considéré et valorisé par de nombreuses personnes et organisations comme l’un des emblèmes de la Suisse. Le présent article restitue deux résultats majeurs de cette enquête, spécifiquement liés aux écoles professionnelles et aux entreprises horlogères (Munz, 2016), en s’attachant à décrire les particularités du sentiment de perte du métier, éprouvé aujourd’hui par celles et ceux qui exercent l’horlogerie, au sein de différents groupes et organisations de la branche.

Un métier en mal de reconnaissance

Le premier résultat exprime le fait que les horlogères et les horlogers rencontré-e-s (en particulier celles et ceux au bénéfice d’un diplôme de métier de type CFC) se sentent en mal de reconnaissance et traversent une crise identitaire. Elles-Ils se sentent survisibilisé-e-s dans une industrie qui se passe pourtant de plus en plus de leurs compétences, y compris dans la fabrication des gammes de produits à très forte valeur ajoutée (cf. les montres mécaniques de luxe dotées d’une grande complexité technique).

Au cours des vingt-cinq dernières années, l’horlogerie mécanique haut-de-gamme est une industrie qui s’est énormément automatisée et parcellisée, et où les horlogers-ères conventionnel-le-s ont désormais un rôle très mince à jouer, en dehors de leur fonction de « vitrines ». La précision des machines-outils et la constitution de grands stocks de pièces détachées ont progressivement rendu caducs les « arts » de « l’ajustement manuel » des composants (adaptation de leur disposition) et de la « retouche micromécanique » de ceux-ci (soustraction de matière à l’aide d’outils de main ou de machines conventionnelles) ainsi que les diverses techniques anciennes de fabrication des montres (liées au « rhabillage ») qui forment le « cœur du métier », pour beaucoup de praticien-ne-s. Il y a ainsi une perception d’une déprofessionnalisation du métier car la tendance de l’industrie conduit désormais à recourir à des ingénieur-e-s à un bout de la chaîne de production et à des opérateurs-rices à l’autre bout, sans nécessairement compter sur le profil d’ouvrier-ère qualifié-e des horlogers-ères. C’est ce qui conduit certain-e-s d’entre eux-elles à dire : « Plus il y a d’horlogerie, moins il y a d’horlogers ! ».

La transition entre formation professionnelle initiale et vie active est souvent mal vécue. De l’aveu des praticien-ne-s, le système de formation contribue à créer des gens insatisfaits une fois arrivés dans le monde du travail.

Conséquemment, la transition entre formation professionnelle initiale et vie active est souvent mal vécue. Beaucoup de jeunes professionnel-le-s sont des horlogers-ères insatisfait-e-s une fois arrivé-e-s dans le monde professionnel. La réalité de la pratique est très contrastée entre la formation professionnelle initiale qui demeure très artisanale et complète, et la production en industrie, qui s’est beaucoup transformée. En l’état, de l’aveu des praticien-ne-s, le système de formation contribue à créer des horlogers-ères déçu-e-s ; déception renforcée par la branche qui joue abondamment sur l’image artisanal du métier comme argument marketing dans une économie du luxe.

Par ailleurs, la valeur perçue de la certification professionnelle fait également problème. Certain-ne-s praticien-ne-s qui arrivent sur le monde du travail considèrent que, rétroactivement, leur diplôme de métier (en particulier, le CFC) « ne vaut rien » car il conduit à pratiquer « à la chaîne » un métier peu intéressant et peu valorisant (répétitif et constellé d’un grand nombre de travailleurs-euses qui ne sont pas horlogers-ères de métier). La seule solution qu’ils-elles envisagent alors pour contourner ce problème est de poursuivre leur développement professionnel en entreprenant une formation supérieure. Il y a là une forme de contrainte et d’injonction indirecte à la poursuite du cursus, rendue possible par la perméabilité verticale du système suisse de formation professionnelle.

La transmission en tension

Deuxièmement, l’omniprésence actuelle des formes de valorisation des horlogers-ères apparaît à ces derniers-ères comme « l’arbre qui cache la forêt ». Pour les gens de métier, la surenchère des marques sur la transmission des savoirs et le patrimoine horloger, par exemple, n’est souvent perçu que comme un argument de vente et appréhendé comme de « faux discours », du « bla bla » ou du « marketing mensonger ».

En effet, en parallèle, les entreprises horlogères forment relativement peu d’apprenti-e-s en laissant cette tâche aux écoles professionnelles publiques (seuls environ 45% des apprenti-e-s horlogers-ères sont formé-e-s en entreprise) ; elles soutiennent des formations initiales de plus en plus courtes ; elles sont parfois favorables à l’éviction de techniques anciennes (utiles dans la création artisanale, par exemple mais rendues obsolètes en industrie) des cursus de formation professionnelle ; elles ne rendent plus les fournitures aisément accessibles aux horlogers-ères indépendant-e-s (à cause de la verticalisation et de la politique exclusive des groupes auxquels la majorité de ces firmes appartiennent) ; elles réalisent les composants de montre avec de nouveaux matériaux, tel que le silicium, qu’aucun-e horloger-ère n’est plus capable de produire ou de réparer.

C’est le « grand paradoxe » : alors que l’industrie du luxe se gargarise de « tradition » et affiche son souci des métiers ancestraux dans ses encarts publicitaires, les horlogers-ères ont le sentiment qu’elle se moque de leur conception du métier et de leurs compétences :  ils-elles ont ainsi l’impression d’être marginalisé-e-s au nom même d’un patrimoine qui prétend, en apparence, les valoriser. Pour leur part, les formateurs-rices en école et en entreprise ont l’impression d’avoir le « cul entre deux chaises ». Ils-elles ont l’impression que le monde de la production leur tient un double discours : ils-elles se voient continuellement reprocher de former « trop former » ou « de ne pas assez former » (selon certains créateurs horlogers indépendants – uniquement des hommes – qui forment une élite technique rendue extrêmement visible et influente dans cette économie du luxe).

La surenchère des marques sur la transmission des savoirs et le patrimoine n’est souvent perçu comme un « faux discours » par les gens de métier, entre autres parce que les entreprises horlogères forment relativement peu d’apprenti-e-s.

De manière générale, contrairement aux montres mécaniques haut-de-gamme qui sont produites en très grande quantité, ce sont désormais les horlogers-ères qui ont l’impression d’être devenu-e-s des produits rares, des produits de « luxe » dont l’industrie se passe de plus en plus. Il apparaît qu’à rebours des théories usuelles sur le patrimoine, la patrimonialisation du métier d’horloger-ère et l’omniprésence de la rhétorique de la transmission du savoir professionnel ne garantissent pas nécessairement sa viabilité et sa préservation.

Le système suisse de formation professionnelle en question ?

Pour résumer, l’insatisfaction des professionnel-le-s, des formateurs-rices et des apprenti-e-s s’expliquent de plusieurs façons : les horlogers-ères (en particulier ceux-celles qui se trouvent au bénéfice d’un diplôme de formation professionnelle initiale) perçoivent une déprofessionnalisation du métier dans l’industrie du luxe liée à son automatisation récente ; le partenariat public-privé et le principe même de l’alternance école-entreprise en formation professionnelle initiale font l’objet de vives critiques chez les formateurs-rices ; l’inadéquation des plans de formation avec la réalité du travail en entreprise est soulignée par de nombreux-euses acteurs-rices ; la valeur perçue de la certification en FP initiale fait problème ; la transition formation professionnelle initiale/vie active est souvent mal vécue par les jeunes praticien-ne-s ; une forme de contrainte à poursuivre son développement professionnel en entreprenant une formation professionnelle supérieure s’exerce sur les jeunes gens ; le système de formation contribue à créer des horlogers-ères déçu-e-s, déception renforcée par la branche très industrialisée qui emploie pourtant une image artisanale du métier comme argument marketing.

En conclusion, le cas du métier d’horloger-ère en Suisse pose une série d’intéressantes questions au système suisse de formation professionnelle. En effet, malgré la bonne réputation de ce système dans la branche, il existe aujourd’hui de grandes controverses autour de l’identité professionnelle des horlogers-ères et la transmission du métier d’horloger-ère y fait problème, en partie à cause des tensions qui entourent les liens entre formation professionnelle et production en entreprise. Dans ce contexte, quelles solutions préconiser ? Ce travail doctoral a conduit à saisir l’importance d’étudier le système de formation professionnelle en place pour comprendre l’apprentissage d’une profession et les dynamiques qui portent les métiers et les identités professionnelles. Il a fait ressortir plusieurs résultats qui questionnent directement la nécessité d’adapter le système suisse de formation professionnelle en réduisant les écarts perçus entre le milieu de la formation professionnelle et celui du travail. Sur cette base, il convient d’inviter les différents acteurs-rices de la branche et les pouvoirs publics à un dialogue renouvelé sur la formation professionnelle autour d’un simple constat : le fait de revendiquer l’emblématique excellence horlogère en Suisse a nécessairement un coût et c’est d’abord celui du temps alloué à la formation professionnelle (initiale, en particulier).

[1] A la croisée de l’anthropologie des savoirs et des techniques et des études patrimoniales, j’ai étudié, durant cinq années, les dynamiques de transmission professionnelle en menant des observations au sein d’écoles techniques, d’ateliers, d’usines et lors d’événements (salons, visites d’entreprises, journées d’étude, grands prix, journées du patrimoine), en réalisant trois-cent entretiens avec des actrices et acteurs de la branche ainsi qu’en consultant divers fonds documentaires.
[2] Dans cet article, nous employons les notions de « savoir » et de « savoir-faire » comme des synonymes et défendons la proposition selon laquelle les oppositions binaires qui distinguent « savoir pratique » et « savoir théorique » ou « savoir professionnel » et « savoir académique », ne sont pas pertinentes pour décrire la transmission des formes de savoir dans les activités professionnelles (Lave, 2008 ; Adell 2011 ; Rosselin 2017 ; Munz, 2020).
[3] Il s’agit d’un jeu de mot : en horlogerie, les « complications » désignent toutes les fonctions horaires additionnelles à l’heure, à la minute et à la seconde (ex. chronographe, calendrier, phases de lune, sonnerie, etc.).
[4] Ce travail s’est inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale en anthropologie prenant place dans deux projets interdisciplinaires soutenu par le FNS (« The Midas Touch? », professeure requérante Ellen Hertz, FNCRSI11-127570/1 et « Intangible Cultural Heritage in Switzerland: Whispered Words », professeure requérante Ellen Hertz, FNCRSI11-141927/1) et portant sur la mise en place de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en Suisse.

Bibliographie

  • Adell, Nicolas, 2011. Anthropologie des savoirs, Paris : Armand Colin.
  • Lave, Jean, 2008. « “Fait sur mesure”. Les mathématiques dans la pratique quotidienne des tailleurs libériens ». Techniques et Culture 51, p.180-213.
  • Munz, Hervé, 2020. “Anthropology of knowledge transmission beyond dichotomies. Learning and subjectivation among watchmakers in Switzerland”. In: U. Mohan & L. Douny (Eds.), The Material Subject: Rethinking Bodies and Objects in Motion. London: Routledge, 169-199.
  • Munz, Hervé, 2016. La transmission en jeu. Apprendre, pratiquer, patrimonialiser l’horlogerie en Suisse. Neuchâtel : Éditions Alphil.
  • Rosselin-Bareille, Céline, 2017. « Matières à former-confor- mer-transformer », Socio-Anthropologie 35 : 9-22.
Citation

Munz, H. (2021). La transmission, une « complication » toute horlogère. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 6(2).

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