Formation professionnelle dans la recherche et la pratique
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Les personnes formatrices d’apprenti·e·s en entreprise

Une diversité de postures face à la formation

En dépit du rôle central qu’elles exercent dans le système de formation professionnelle duale, les personnes formatrices d’apprenti·e·s en entreprise (FEE) font l’objet de peu d’études. En mettant en évidence la diversité du rapport que ces personnes entretiennent avec leur fonction, une récente thèse de doctorat vise à combler ce manque (Besozzi, 2022). Dans ce travail, une typologie basée sur deux axes d’analyse – la satisfaction dans la fonction formatrice (faible ou forte) et la représentation des apprenti·e·s (élèves ou travailleurs ou travailleuses) – est proposée. Quatre profils idéaux-typiques de FEE émergent : les « entrepreneur·e·s de soi », les « garant·e·s du métier », les « reconverti·e·s » et les « résigné·e·s ». Cette typologie permet de saisir finement les finalités que les formateurs et formatrices attribuent à la formation des jeunes et les choix en matière d’accompagnement pédagogique. Elle permet également d’envisager des recommandations destinées aux institutions impliquées dans la formation initiale duale.


La présente recherche permet de mieux connaître l’activité des personnes formatrices, la diversité de parcours des formateurs et formatrices, ce qu’elles et ils désignent comme leurs « motivations » à former les apprenti·e·s, leurs pratiques et les contraintes auxquelles ces individus sont confrontés dans l’exercice de leur fonction.

Les formateurs et les formatrices sont très impliqués dans le système de formation professionnelle duale. En effet, la formation initiale duale se déroule en alternance avec un rythme d’une ou deux journées par semaine en école professionnelle et de trois à quatre journées par semaine en entreprise sous la responsabilité de personnes formatrices. Pourtant, force est de constater que très peu de travaux se sont intéressés à ces personnes formatrices tant en Suisse qu’au niveau européen (Bahl, 2019 ; Barras, 2011 ; Capdevielle-Mougnibas et al., 2013 ; Salini, 2013).

Pour combler certaines lacunes majeures dans l’état actuel des connaissances sur les personnes formatrices, une thèse de doctorat (Besozzi, 2022), inscrite dans un projet de recherche collectif (Lamamra, Duc et Besozzi, 2019) et menée auprès de formatrices et formateurs en entreprise (FEE), s’est attachée à mettre en évidence la diversité de leur rapport à leur fonction.

Pour explorer ce sujet, 80 entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des formateurs ou formatrices exerçant dans des entreprises de diverses tailles (microentreprises, PME, grandes entreprises) et de différents secteurs d’activité en Suisse romande. Les personnes formatrices ont alors livré le récit de leur parcours professionnel, de leurs « motivations » à s’engager dans la formation d’apprenti·e·s et, plus spécifiquement, de leur fonction formatrice en entreprise.

L’analyse des données a donné lieu à une typologie (Demazière, 2013) qui a permis de révéler la diversité des manières dont les personnes formatrices investissent leur rôle dans la formation, l’interprètent et se l’approprient. La typologie s’est construite en croisant deux axes de différenciation : la satisfaction dans la fonction formatrice, qui peut être plutôt forte ou faible, et la représentation des apprenti·e·s, qui sont perçu·e·s comme des jeunes en formation (pôle « élève ») ou comme des salarié·e·s (pôle « travailleur ou travailleuse »). Quatre types idéaux ont été élaborés : les « entrepreneur·e·s de soi », les « garant·e·s du métier », les « reconverti·e·s » et les « résigné·e·s ».

Quatre figures de personnes formatrices d’apprenti·e·s en entreprise

Les « entrepreneur·e·s de soi »

Dans ce profil idéal-typique, que l’on retrouve plutôt dans les grandes entreprises du commerce, nous avons un ethos du travail centré sur l’idéologie du self-made man. Les enquêté·e·s associé·e·s à ce profil idéal-typique adhèrent à l’idée selon laquelle, en travaillant de manière autonome, responsable et flexible, il est possible de connaître de rapides avancements de carrière.

Dans ce projet, la fonction formatrice n’est pas du tout perçue comme primordiale et l’objectif donné à la formation est axé sur celui de l’entreprise, à savoir le recrutement de futurs salariés. Les apprenti·e·s doivent donc adopter, le plus rapidement possible, une attitude proactive de travailleurs ou travailleuses autonomes et responsables, et non un comportement d’apprenant·e·s. Les personnes formatrices associées à ce profil mettent en place une transition école-travail rapide et un accompagnement plutôt passif de l’apprenti·e. Cet accompagnement des jeunes est très peu exigeant en matière de temps. Ainsi, l’apprenti·e doit se débrouiller, s’autoformer, comme on peut le lire dans l’extrait de Martial (formateur et responsable de la logistique dans une PME) :

Je forme quelqu’un, que ce soit un apprenti ou un employé, mais, au bout d’une semaine, tu te débrouilles.

Bénéficiant des conditions pour mettre en place le modèle de formation souhaité (modèle qui demande très peu de temps de leur part), les « entrepreneur·e·s de soi » se disent très satisfait·e·s de la fonction formatrice. Ainsi, la tension entre l’activité de formation et celle de production (Moreau, 2003) apparaît comme peu expérimentée dans ce profil, ce qui n’est pas totalement le cas chez les « garant·e·s du métier ».

Les « garant·e·s du métier »

À l’instar des « entrepreneur·e·s de soi », les récits délivrés par les « garant·e·s du métier », qui travaillent pour la majorité dans de grandes entreprises du secteur de l’industrie alimentaire, dépeignent une orientation vers l’expertise d’un métier auquel elles et ils se sentaient prédestiné·e·s, une sorte de « vocation ». Les parcours et l’ethos du travail s’articulent autour de l’« amour du métier » et du professionnalisme. L’objectif donné à l’apprentissage est alors celui de socialiser les apprenti·e·s-élèves au métier et d’assurer la survie du corps de métier à travers un accompagnement pédagogique orienté vers la pratique et une transition école-travail progressive.

Toutefois, ces personnes formatrices voient dans leur rôle une faible reconnaissance. Fréquemment submergées par les rythmes intenses de travail et par les demandes de flexibilité (Askenazy et al., 2006 ; Volkoff, 2012), elles disent souffrir d’un manque de temps pour former les jeunes comme elles le souhaiteraient. Ici un exemple avec l’extrait de Gustavo (formateur et chauffeur poids lourds dans une grande entreprise) :

Le problème, c’est d’avoir plus de temps. Mais pour avoir plus de temps, ça dépend des charges qu’on a de travail aussi. Parce qu’on doit former tout en étant efficace par rapport à notre travail.

Une situation comme celle-ci diminue fortement la satisfaction des FEE à l’égard de cette fonction.

Les « reconverti·e·s »

Après des expériences professionnelles insatisfaisantes et en raison de la pression exercée (exigences de rentabilité), les individus associés au profil des « reconverti·e·s » – travaillant pour la plupart dans de grandes entreprises de différents secteurs – se sont réorientés partiellement ou totalement vers une activité dans le domaine de la formation professionnelle. Ils perçoivent celle-ci comme plus en adéquation avec leur ethos du travail, marqué par une orientation vers le service aux autres, c’est-à-dire les apprenti·e·s-élèves.

Pour atteindre leur objectif de « contribution sociale », ces personnes essayent d’accompagner les jeunes, de manière compréhensive, individualisée et régulière, pour les préparer au marché de l’emploi et au monde des adultes. Ici un exemple avec l’extrait de Giovanni (formateur et responsable de la mécanique dans une PME) :

J’essaie de les sensibiliser à leur futur. Je pense qu’un formateur, c’est un guide qui les amène à une place, qui leur met des cordes à leur guitare.

Occupant généralement un poste dédié à la formation et donc reconnu, la plupart de ces individus se disent assez satisfaits du temps qui leur est accordé pour suivre les jeunes. Ils rencontrent néanmoins quelques difficultés dans l’exercice de leur fonction. Cela est particulièrement le cas lorsque leur vision de l’accompagnement des apprenti·e·s contredit les conditions concrètement offertes (en termes de dégagement de temps) aux salarié·e·s qui auront la charge de former les apprenti·e·s au sein de l’entreprise. On retrouve ici, indirectement, la tension produire-former qu’éprouvent aussi les FEE qui se rapprochent du profil idéal-typique des « garant·e·s du métier ».

Les « résigné·e·s »

En ce qui concerne les « résigné·e·s », deux enquêté·e·s, travaillant dans une petite et une grande entreprise (secteurs du bâtiment et de la construction), ont été identifié·e·s. Après des débuts prometteurs en termes d’épanouissement par le travail, ces individus ont vu leurs attentes frustrées en raison d’une ascension professionnelle manquée, d’une déqualification de leurs compétences professionnelles et d’une pression accrue au travail.

Voyant leurs compétences professionnelles et la qualité de leur travail menacées par l’intensification des rythmes de production, l’augmentation de la concurrence et/ou les évolutions techniques des métiers (Volkoff, 2012), les « résigné·e·s » se sont progressivement désinvesti·e·s de leur travail et de la fonction formatrice qui aurait dû, au départ, leur permettre d’avancer professionnellement.

Alors que la fonction formatrice devait initialement satisfaire leurs ambitions de mobilité professionnelle ascendante, elle n’a pas joué le rôle escompté, notamment en raison de son manque de reconnaissance au sein du métier exercé ou de l’entreprise de rattachement. Cette fonction est alors réalisée par défaut en accompagnant a minima les jeunes, comme l’indique Luc (formateur et logisticien dans une grande entreprise) :

[…] on est moins exigeant […] J’ai tendance à être laxiste […] à laisser aller plus de choses.

Ainsi, cette fonction a perdu son sens initial pour n’être plus réalisée que par défaut, en confrontant immédiatement les jeunes – perçu·e·s comme des apprenti·e·s travailleurs ou travailleuses – au travail et en les socialisant à sa pénibilité. Par ailleurs, l’expérience d’une tension entre l’activité de production et celle de formation n’est plus forcément vécue, et la reconnaissance de la fonction n’est plus recherchée.

Conclusion : l’importance de reconnaître la fonction formatrice et d’améliorer la situation des FEE

Les avis positifs sur le cours pour formatrice et formateur en entreprise (CFFE) sont en effet assez rares.

La présente recherche permet de mieux connaître l’activité des personnes formatrices, la diversité de parcours des formateurs et formatrices, ce qu’elles et ils désignent comme leurs « motivations » à former les apprenti·e·s, leurs pratiques et les contraintes auxquelles ces individus sont confrontés dans l’exercice de leur fonction. Les diverses postures de FEE mettent en évidence une diversité de finalités assignées par les enquêté·e·s à l’apprentissage et à sa relation avec le marché du travail. Ces postures de FEE, caractérisées par des représentations des apprenti·e·s, des approches dans la formation, des formes de socialisation professionnelle et des modèles de formation, témoignent des positionnements face aux évolutions du travail, aux changements de leur métier et au système de formation professionnelle initiale duale. Par ailleurs, ces manières idéales-typiques de vivre son rapport à la formation en entreprise ont permis d’identifier les principaux enjeux qui se manifestent aujourd’hui autour du rôle des formateurs ou formatrices (reconnaissance de la fonction, tension produire/former) en fonction des évolutions du monde du travail, des liens avec le dispositif dual et de l’ethos du travail.

Les résultats obtenus permettent d’élaborer quelques recommandations à destination des diverses institutions impliquées dans la formation initiale duale en Suisse (entreprises formatrices, partenaires sociaux, écoles professionnelles, Cantons), qui demandent en outre les nuances nécessaires selon les profils esquissés.

  1. Une première recommandation propose de favoriser les échanges entre personnes actives dans la formation professionnelle, car bon nombre d’enquêté·e·s trouvent ces échanges trop peu fréquents et ont le sentiment d’exercer leur fonction de manière isolée. Il pourrait s’avérer alors intéressant de mettre en place un système de tutorat entre FEE « novices » et FEE « expérimenté·e·s », des rencontres d’une part entre FEE et d’autre part entre FEE et des personnes impliquées dans la formation duale organisées par les services de formation des entreprises, les OrTra, etc. Il semble également important d’améliorer la formation des personnes formatrices.
  2. Les avis positifs sur le cours pour formatrice et formateur en entreprise (CFFE) sont en effet assez rares. Les points critiques portent surtout sur la courte durée du cours et sur le manque d’outils pour faire face aux difficultés des apprenti·e·s liées à l’adolescence. Il s’agirait alors d’offrir des outils pour une meilleure compréhension et gestion des difficultés liées à l’adolescence et de combler les besoins des FEE par une meilleure offre de formations continues, surtout par rapport à la pédagogie et à la gestion des jeunes.
  3. Enfin, la recherche suggère que l’amélioration de la situation des personnes formatrices ne peut pas faire l’impasse sur les conditions concrètes qui leur sont offertes pour remplir leurs fonctions. Il serait alors à considérer la création d’un cahier des charges, l’indication de la fonction formatrice dans le contrat de travail, la mise en place d’un titre officiel, la création d’un espace de support, de conseil et de coaching destiné aux FEE. En effet, il semble nécessaire de mettre en place un cadre favorable à l’exercice de la fonction, qui puisse reconnaître davantage le rôle des FEE et éviter des formes de désinvestissement, comme cela a notamment pu être observé avec les « résigné·e·s ».

Références bibliographiques

  • Askenazy, P., Cartron, D., De Coninck, F. & Gollac, M. (dir.). (2006). Organisation et
  • intensité du travail. Toulouse : Octarès.
  • Bahl, A. (2019). Le/la formateur·rice : une position fragile. Étude de cas de grandes et moyennes entreprises, en Allemagne. Formation emploi, 146, 53-75.
  • Barras, M. (2011). Transition école-monde professionnel : Etude des paramètres en lien avec la formation en entreprise facilitant l’insertion professionnelle des adolescents. Analyse du point de vue de six formateurs actifs en entreprise (Mémoire de master). Renens : Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle (IFFP).
  • Besozzi, R. (2022). Les personnes formatrices d’apprenti·e·s en entreprise : parcours professionnels et rapports à la fonction en Suisse romande. Lausanne: Université de Lausanne.
  • Capdevielle-Mougnibas, V., Cohen-Scali, V., Courtinat-Camps, A., de Léonardis, M., Favreau, C., Fourchard, F. & Huet-Gueye, M. (2013). Quelle place pour les apprentis dans les petites entreprises ? Représentations de l’apprenti et rapport à la fonction de tuteur des maîtres d’apprentissage dans l’apprentissage de niveau V. Toulouse : Université de Toulouse.
  • Demazière, D. (2013). Typologie et description. À propos de l’intelligibilité des expériences vécues. Sociologie du travail, 4(3), 333-347.
  • Lamamra, N., Duc, B. & Besozzi, R. (2019). Au cœur du système dual : les formateurs et formatrices en entreprise. Résultats d’une recherche et pistes d’action pour les acteurs de la formation professionnelle. Renens: Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle IFFP.
  • Moreau, G. (2003). Le monde apprenti. Paris : La Dispute.
  • Salini, D. (2013). Insegnare e apprendere nei contesti professionali. Indagine esplorativa sulle specificità dell’intervento formativo di formatori e formatrici d’apprendiste e apprendisti in azienda. Rapporto di ricerca. Lugano : Istituto universitario federale per la formazione professionale (IUFFP).
  • SEFRI (2021). La formation professionnelle en Suisse. Faits et chiffres 2021. Berne : Secrétariat fédéral à la formation, la recherche et l’innovation.
  • Volkoff, S. (2012). Le travail, en évolutions. In A.-F. Molinié, C. Gaudart & V. Pueyo (dir.), La vie professionnelle : âge, expérience et santé à l’épreuve des conditions de travail (pp. 31-42). Toulouse : Octarès.
Citation

Besozzi, R. (2022). Une diversité de postures face à la formation. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 7(9).

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